les militaires vont servir à quelque chose - Jura

Publié le par phot'saône

les militaires vont servir à quelque chose - Jura

Extrait du livre: La prochaine dernière de Georges de La Fouchardière

 

Il parait qu’il y a une crise de la pipe. La pipe est la mamelle de l’industrie jurassienne : elle fait vivre la région de Saint-Claude. Alors la Chambre de commerce de Lons-le-Saunier s’adresse aux pouvoirs publics, en particulier aux ministres de la guerre et de la marine.
Quand il y a mévente sur le lait, sur le ri, sur le pinard ou sur la sardine à l’huile, la troupe est là pour un coup. Le soldat est le consommateur de secours : il mange à la carte… à la carte forcée. C’est le seul argument qui puisse justifier les armées permanentes.

La Chambre de commerce de Lons-le-Saunier demande que les marins et les soldats soient autorisés à fumer la pipe en public.

C’est donc défendu ?... Pourquoi ? Il n’y a rien de martial comme la pipe, encore que la chique soit plus convenable pour les marins. Si on y réfléchit bien, d’ailleurs, le seul moyen logique pour un amateur de savourer le tabac est de le consommer directement sous forme de chique, sans l’intermédiaire de la pipe.

C’est le procédé qui doit être employé par ceux qui aiment le tabac pour lui-même, ou plus exactement pour eux-mêmes. La dégustation du jus de tabac ressortit à la gastronomie, qui est une jouissance intime. Ceux qui brûlent leur dieu s’entourent ainsi d’une fumée dont bénéficie surtout leur entourage. Je suppose qu’une cheminée d’usine consciente aurait seulement le plaisir d’enfumer son voisinage.

Est-il permis aux marins de chiquer en public ? Il me semble difficile de l’interdire. Car la question doit être posée ainsi : est-il permis d’avoir en public une fluxion ?

Mais il n’est pas question d’encourager et d’intensifier l’art de la chique. Il est question de protéger l’industrie nationale de la pipe ; et c’est une question brûlante.

Aussi n’est-il pas suffisant de permettre aux militaires des armées de terre et de mer de fumer la pipe en public. Tout ce qui est militaire doit être obligatoire.

Voilà une manière d’utiliser les factionnaires qui, pendant leur faction, sont ordinairement embarrassés de leur personne. Chaque corps de garde touchera une pipe, éternellement allumée, que se transmettront les sentinelles en prenant leur faction… Une sorte de feu sacré : une manière de course du flambeau avec cette originalité que les coureurs seront immobiliers ; et ça réchauffera les trop consciencieux tirailleurs sénégalais en voie de congélation.[1]

Le ministère de la guerre fera donc une forte commande de pipes à Saint-Claude. Autant de pipes qu’il y a de guérites en France. Et en France il y a encore beaucoup de guérites.

Dans les casernes, les sergents instructeurs feront des théories sur la pipe. Dans les chambrées, les râteliers de pipes remplaceront les râteliers d’armes. Et pour éduquer les recrues on procédera à des exercices de pipes.

Rien ne se prête mieux à des mouvements d’ensemble, au commandement, en décomposant :

« En bouche… pipes ! … Feu !... Fumez… pipes ! Un… deux… trois ! Au temps pour la fumée… Le numéro trois, vous me ferez quatre jours. En voilà, une andouille, qui souffle au lieu de tirer !... Qu’est-ce qu’on vous a donc appris dans votre famille ?... Vous n’avez pas touché de tabac ? Je m’en fous. Je veux voir la fumée… Un… deux… trois… Eteignez… pipes ! Repos ! »

La pipe pourra faire également l’objet d’un élément de préparation militaire. Les industriels de Saint-Claude s’adresseront à M. Herriot, un jour où M. Herriot sera ministre de l’instruction publique, pour que M. Herriot rende obligatoire l’enseignement de la pipe dans les lycées et collèges.

Et puis, il y a encore un débouché qui a été découvert par mon ami Bicard dit le Bouif et indiqué par lui à notre préfet de police.

On procède chaque jour, sur la voie publique, à des essais de visibilité dont les agents de police sont destinés à bénéficier. On met sur leurs têtes des casques rutilants, des shakos à panache, des képis à pompon lumineux. La modiste de la Préfecture est sur les dents ; elle renonce à construire une coiffure qui se voie d’assez loin pour assurer la sécurité du porteur.

Bicard propose que tous les agents soient dotés d’une pipe et surmontés d’une petite cheminée individuelle, légère et portative, qui intensifiera le tirage.

La fumée qui s’échappera par cette coiffure et dont le panache sera d’ailleurs d’un effet fort gracieux, rendra les gardiens de la paix aussi visibles, du large, que le Vésuve ou le Stromboli.

Ce qui aura le double effet, tout à fait satisfaisant, d’assurer à la fois la sécurité de nos braves agents de police et la prospérité industrielle des fabricants de pipes du Jura.

 

[1] Allusion à un sénégalais qui obéissant aux ordres et restés sans bouger et a eu les deux pieds gelés. On l’a donc renvoyé dans son village après amputation. Récit inclus dans le livre.

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