Les défricheurs de nouveaux mondes, ou les défricheuses ?

Publié le par phot'saône

Les défricheurs de nouveaux mondes, ou les défricheuses  ?

==>  Les défricheurs de nouveaux mondes de Roger Béteille

Roman aux éditions du Rouergue, 2015 – le Club, le grand livre du mois

Lu en octobre-novembre 2018, acquis pour 1 euro chez un brocanteur le 22 avril 2018.

 

Bien lire « de nouveaux mondes » et non « du nouveau monde ».

Nous sommes en 1870 quand naît la vraie héroïne de ce roman, élevée par sa grand-mère, devant le déni total de sa mère.

La grand-mère, femme instruite déjà mais qui vit dans un village reculée du Rouergue. Ainsi nous est décrite la vie de ses paysans éloignés du monde mais pas de ses tracasseries ni surtout des tracasseries de dame nature qui leur rend la vie plus âpre encore.

On y découvre ce que pouvait être le ramassage des châtaignes pour vivre soi-même et nourrir les animaux de la ferme, ce qu’a pu être l’état d’esprit des pères de famille constatant que la maladie de l’encre, puis celle des vignobles allaient ruiner leur famille et leur vie traditionnelle. Pire que le dépeuplement, l’exode rurale, la désertification, le dernier coup de grâce leur était apporté par des insectes ravageurs venus d’ils ne savaient où.

Les enfants sont placés chez d’autres fermiers pour gagner leur subsistance. C’était ainsi.

L’enfant s’appelle Marie. C’est plus simple et c’est intemporel. Parfois on se demande si ce n’est pas juste un manque d’imagination des auteurs, ou si c’est une réelle volonté d’universalité. Marie… n’est-ce pas en ces cinq lettres, trois voyelles, le résumé de la vie d’une femme ?

Un beau roman, où à chaque page on attend la suite, le déclic, le signe qui va sauver notre Marie de sa condition d’enfant rejetée par une mère dépassée, usée, et blasée par la vie. Marie en laquelle pourtant la grand-mère mettra tous ses espoirs en insistant pour lui apprendre à lire. À une époque où l’Administration n’avait pas encore envoyé des instituteurs dans les moindres recoins de France.

Je lis encore ce jour dans un autre livre, « projet de décret… Article premier  Les filles ne pourront être admises aux Écoles primaires que jusqu’à l’âge de huit ans… ; Talleyrand, 1791 ».

 Bien sûr ; 1791, ça ne s’appliquait aux peuplades reculées de France !!!

Un roman résolument féministe.

Je remercie d’ailleurs l’auteur, M. Béteille, de nous avoir épargné, pour cette fois dans un roman qui parle d’une femme, de sa naissance jusqu’à… (chut, sinon vous auriez la fin), donc, de nous avoir épargné une héroïne encore plus maltraitée… comme on en voit tant dans les sagas féminines.

Ces nouveaux mondes à défricher ne sont-ils pas dans l’esprit de l’auteur, l’obscurantisme, la liberté et l’autonomie des femmes, l’évolution des mentalités, l’émancipation des jeunes adultes par rapport aux règles ancestrales ?

Les défricheurs de nouveaux mondes, ou les défricheuses  ?

 

P39

A l’annonce des douleurs de la parturiente, sa bru, dont elle ignorait la grossesse, Céleste retourne en hâte au hameau.

« Céleste maudit la brande agressive, fatale pour les bas, dont les brosses acérées risquaient de lui écorcher les chevilles. Elle semblait disposée sur la proue aride du promontoire tout exprès : pour décourager. »

Bruyère à balais (Erica scoparia),

souvent appelée par abus de langage « brande ».

On trouve pèle-mêle, dans les brandes, des bruyères (élément dominant : Erica scoparia), des genêts, des ajoncs, des graminées et des fougères.

On y apprend que pour obtenir de la « belle litière pour les vaches », « puis du fumier très gras ! », le paysan et sa famille doivent aller les nuits claires ramasser les feuilles des châtaigniers. Ils leur faut racler les parcelles pour rapporter la précieuse matière aux bêtes. La nuit qui elle appartient aux autres bêtes…

Et c’est l’occasion pour moi, d’enfin revoir écrit le nom chat haret dont personne ne semble connaître l’existence…

P 48

« Toutes les nuits, ils surgissaient, ils hantaient les sous-bois pendant des heures interminables, s’obstinant à d’étranges besognes. Mais comme un fond mauvais sommeillait toujours en eux, en dépit de leur fatigue, les renards, les blaireaux et les chats harets se terraient car les fantômes tendaient des pièges ou cachaient un fusil chargé, prêt à tuer. »

 

Page 51

« Elle pourvut chacun de ses fils d’un bugal. Un balai incroyable pour qui ne connaissait pas l’habilité de ces paysans à tirer parti des moindres ressources de la nature ! Formé de cinq ou six tiges d’épine noire, liées par des ficelles. Un balai de gratte-misère, capable d’extirper les moindres particules utilisables de la surface la plus coriace : les miettes d’ordure au sol des étables, les particules terreuses dans les cours, les feuilles dans les châtaigneraies. »

 

Page 84

La vie rude des vallées encaissées, comme ailleurs, conduit parfois l’huissier jusqu’à la porte…et l’horloge célèbre est là, même dans le Rouergue.

« Le prédateur voyait-il la portée d’une confiscation, qui semblait interdire une nouvelle naissance dans cette famille, désormais privée d’un berceau ? Il mit des précautions et de la lenteur à ranger sa prise, la calant avec soit contre la comtoise. »

 

Après le départ de l’huissier…

« Les trois femmes se regardèrent, désemparées, ne sachant pas quel argument avancer pour rendre explicable la crise frappant les campagnes du département. Elles ignoraient les traités de commerce mondiaux, la concurrence mortelle des céréales russes ou américaines, celle des laines argentines ou les spéculations des commissionnaires et des chevillards, écumant les foires pour gruger les éleveurs besogneux, vendeurs de bestiaux.

 

Parce qu’il vaut bien s’amuser et oublier la rudesse du temps… ça rend la vie plus colorée !

« Sur les hauts du plateau ventés et humides, privés de vigne par la nature, boire ne procurait que des plaisirs sans finesse. L’eau, le cidre, le poiré, une lampée de gnôle comme tue-ver, satisfaisaient les buveurs ordinaires, les jours ordinaires. A l’auberge du dimanche ou des foires, ces gosiers étamés devaient avaler beaucoup de gros rouge ou de petit blanc, avant d’en ressentir le bouquet. Il s’ensuivait des cuites noires. Quelques épouses pieuses, abonnées aux vêpres, vertes de honte, se chargeaient du mari titubant, le poussant vers le bercail conjugal. Les autres sacs à vin, dépourvus de chaperon, louvoyaient sur les chemins vicinaux jusqu’à leur ferme. »

 

Et puis, les chefs de famille, regardant ses vignes comprennent soudain que la fin arrive…

« Ils serraient les mâchoires si fort qu’elles devinrent douloureuse. Tout ce qui existait autour d’eux périrait des effets de la lèpre communiquée par l’insecte. Les ceps seraient épuisés, sève tarie, nécrosés, morts. Les hommes, éperdus, arracheraient ces vignes soignées comme des enfants fragiles. Les  terrasses aux murs de pierres sèches résisteraient mieux, agonisant pendant vingt ou trente ans, mais elles s’effondreraient ou elles s’effaceraient sous la broussaille. »

 

Le phylloxera ne fut pas le seul tueur de la vigne. La concurrence des vins du sud, puis d’Algérie, emmenés à Paris via le chemin de fer, ou les bateaux, plusieurs années de gel, la difficulté du travail, l’exode rural, contribuèrent à épuiser les forces vives des vignerons.

Un pied de vigne malade dans le vignoble bourguignon. Photo Le Bien Public

Le +++

Né en Aveyron, Roger Béteille est professeur honoraire de l'université de Poitiers. Spécialiste du monde rural et de l'agriculture, il est l'auteur d'ouvrages universitaires et de romans qui lui valent un public fidèle et de plus en plus large, notamment L'Orange aux girofles, Les Chiens muets, Le Mariage de Marie Falgoux, Clarisse, La Chambre d'en haut et La Maison sur la place, tous parus aux Editions du Rouergue.

La France du vide, Paris, Éditions Litec, coll. « Géographie économique et sociale », , 256 p. (ISBN 978-2-7111-0331-7)

Prix Sully Olivier de Serres du Ministère de l’Agriculture

 

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